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2012-03-17
Anabelle Nicoud
La Presse
Enjeux 6-7
Montréal
Ils viennent du Mexique, du Guatemala, des Antilles, des Philippines. Longtemps cantonnés aux travaux agricoles, les travailleurs étrangers temporaires sont aujourd'hui recrutés notamment par les hôtels, restaurants, boucheries et abattoirs du Québec. Leur permis de travail, qui les lie exclusivement à un emploi, est le sésame qui leur donne le droit d'être au Canada. Pour lui, ils acceptent d'être au bas de l'échelle.
Pour travailler au Canada, Antu (1), 35 ans, a consenti à bien des sacrifices. Partir loin de sa femme et de ses jeunes enfants, s'endetter pour verser 6000$ à une «agence» canadienne chargée de lui trouver un employeur. Accepter, enfin, de signer un contrat de travail en deçà des normes canadiennes.
Une fois au Canada, il a toutefois dû se rendre à l'évidence. Ce n'était pas assez.
Pendant près d'un an, Antu n'a eu aucun jour de congé. Il s'est échiné dans les cuisines d'un restaurant du nord de Montréal près de 50 heures par semaine. Le tout, pour un salaire hebdomadaire oscillant entre 225 et 275$.
Son patron, qui l'a hébergé pendant plusieurs mois, lui a aussi imposé quelques travaux horticoles et ménagers dans sa résidence montréalaise.
Il a été congédié pour insubordination, quand il s'est étonné de devoir verser 730$ au restaurateur pour renouveler son permis de travail, et qu'il a pris un seul jour de congé de maladie.
Il a perdu son travail et son statut légal au Canada. Pendant ce temps, dans son Bangladesh natal, ceux à qui il a emprunté ses 6000$ réclament leur dû.
Pas de tristesse ni d'amertume chez Antu. Mais le sentiment de s'être fait avoir, quelque part, sur la route de ce qu'il pensait être une vie meilleure.
«Je suis dans le vide, et je n'ai rien sur quoi m'appuyer», constate-t-il.
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Les immigrants temporaires sont de plus en plus nombreux au Canada. Depuis quatre ans, ils dépassent même le nombre des immigrants permanents.
Au Québec, le nombre de travailleurs temporaires arrivant chaque année a presque doublé au cours des 10 dernières années: ils sont maintenant près de 30 000.
Parmi eux, 7000 sont des travailleurs «peu spécialisés»; ils occupent des emplois non qualifiés et peu rémunérés. Ottawa comme Québec ciblent, dans leur pays d'origine (Mexique, Honduras, Guatemala, Philippines), les travailleurs saisonniers agricoles ou les aides familiales résidantes.
Aux côtés de ces deux catégories de travailleurs, émerge toutefois un nouveau groupe de travailleurs temporaires peu spécialisés. Ils sont recherchés dans l'hôtellerie, la restauration, le paysagisme, mais aussi dans les restaurants ou les abattoirs.
Pour les employer, une entreprise doit prouver qu'elle a d'abord offert ce poste aux Québécois, mais qu'elle n'a pas trouvé preneur. Elle doit ensuite démontrer que le contrat de travail de sa recrue correspond aux normes québécoises. Ensuite, le travailleur reçoit un permis de travail pour une durée limitée, et pour cet emploi seulement.
Pour tous, les chances d'obtenir la résidence permanente sont paradoxalement très minces: s'ils comblent un appétit du marché du travail, ils ne sont pas jugés assez qualifiés pour s'installer au Québec.
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Par ignorance, isolement, méconnaissance des lois ou par crainte d'être renvoyés dans leur pays, les travailleurs immigrants temporaires les moins spécialisés hésitent à se plaindre des mauvais traitements ou des arnaques dont ils sont victimes.
Selon André Jacob, professeur associé de l'École de travail social et chercheur à la chaire de recherche en immigration de l'UQAM2, l'exploitation est patente.
«Souvent, ça arrange l'employeur de faire venir des étrangers et d'avoir une main-d'oeuvre peu chère et captive. C'est une forme d'esclavage moderne», estime-t-il.
La Commission des droits de la personne a dénoncé elle aussi à plusieurs reprises - et notamment dans un avis rendu en février dernier - la discrimination «systémique» dont sont victimes ces immigrés à durée déterminée.
«Les normes des programmes qui les concernent, leur pays d'origine, leur travail, la loi les mettent en état de vulnérabilité», explique le président de la Commission, Gaétan Cousineau.
Ainsi, les immigrés embauchés par des exploitations agricoles sont contraints de loger chez leur employeur. La frontière entre la vie privée et la vie professionnelle devient alors très poreuse. Bien évidemment, les Québécois ne sont pas soumis à une telle exigence.
De même, l'accès aux soins et aux indemnités en cas d'accident de travail ne va pas toujours de soi.
Tout récemment, l'Union des travailleurs et travailleuses accidentés de Montréal (UTTAM) a aidé un ouvrier agricole saisonnier d'origine mexicaine à faire reconnaître une blessure comme une lésion professionnelle. Son patron, qui retenait sa carte d'assurance maladie, l'avait pourtant poussé à continuer à travailler, blessé.
«C'est important: c'est son avenir, et sans doute celui de sa famille, qui est en jeu», croit Christiane Gadoury, de l'UTTAM.
Mais tous n'ont pas ce cran ou cette chance: certains employeurs n'hésitent pas à remettre dans un vol de retour des travailleurs temporaires blessés, constate Mme Gadoury.
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L'organisme FERME, spécialisé dans le recrutement de la main-d'oeuvre étrangère notamment agricole, réfute ces critiques.
«Les conditions que les travailleurs obtiennent ici sont parmi les meilleures sur la planète. Mais on a toujours tendance à voir l'enfer. Ces travailleurs sont essentiels, et on essaie de leur donner les meilleures conditions de travail, dans les conditions actuelles du marché», soutient René Mantha, directeur général de FERME.
M. Mantha ne le cache pas: les critiques de la Commission des droits de la personne, des syndicats et des universitaires l'exaspèrent.
«Combien de personnes sont venues sur le terrain? Il y a plein de gens qui écrivent n'importe quoi.»
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Les difficultés éprouvées par les travailleurs temporaires sont bien connues à la Commission des normes du travail. Depuis 2008, la Commission mène chaque année des activités de sensibilisation et d'information auprès des employés, et aussi des employeurs.
Limitées aux travailleurs agricoles et aux aides familiales, ces activités s'attaqueront dès cette année aux nouveaux secteurs problématiques: la transformation de la viande, mais aussi les agences de placement.
Mais les immigrés qui travaillent pour de petites entreprises peuvent échapper aux mailles du filet.
«On est responsables de l'application des normes du travail pour 3 millions de travailleurs au Québec. On peut difficilement faire une vérification pour l'ensemble des contrats», admet Robert Rivest, directeur général des affaires juridiques de la Commission.
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Alfredo (1) espère que les démarches qu'il vient d'entamer aux Normes du travail lui permettront de récupérer son dû.
Pendant trois ans et demi, il a été boucher pour un petit entrepreneur montréalais, 11 heures par jour. Il n'a connu ni week-end, ni vacances, ni jour férié.
De pareilles conditions, il en est certain, aucun Canadien ne les aurait acceptées.
Mais pour ce Mexicain proche de la quarantaine, qui venait de passer près de deux décennies à cheval entre le Mexique et les États-Unis, à passer et repasser la frontière dans le coffre d'un «coyote» (passeur, NDLR), un permis de travail et bonne et due forme était une aubaine: la promesse d'un avenir meilleur.
Il laisse à son patron son passeport, pour qu'il règle les formulaires administratifs. «Je lui étais reconnaissant», dit-il.
Alfredo a payé cher son permis de travail: il n'a pu récupérer ses papiers et sa carte de guichet qu'après avoir rendu son tablier. À la banque, il découvre que son compte ne contient que quelques milliers de dollars, 10 fois moins que ce à quoi il s'attendait.
«Je n'aurais jamais cru que ce genre de chose arrivait au Canada», fulmine-t-il.
Pour la première fois de sa vie, il ne sait pas comment il va pouvoir manger.
Il n'a plus d'emploi et n'a pas le droit de travailler pour une autre personne que son ancien patron.
«Les gens viennent ici, ils travaillent comme des ânes et, en plus, ils doivent se taire, soupire-t-il. On peut perdre son travail, mais pas en plus sa dignité.»
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Pour éviter la précarité des travailleurs immigrés temporaires, Jill Hanley, professeure de l'École de service social de l'Université McGill et cofondatrice du Centre des travailleurs immigrants, croit qu'un visa de travail accordé pour un secteur et non un employeur serait un pas dans la bonne direction.
C'est aussi l'une des recommandations de la Commission des normes du travail. Le ministère de l'Immigration et des Communautés culturelles étudie cette proposition, qui éviterait aussi que des immigrés paient des agences chargées de leur trouver un employeur canadien: une pratique illégale, mais réelle.
Au moment de payer 6000$ - une somme qui permet de faire vivre sa famille pendant un an au Bangladesh -, Antu croyait que la pratique était normale. Il reste encore convaincu que c'est un sacrifice nécessaire pour venir au Canada.
«Je sais maintenant que ce n'était pas légal, mais je ne vois pas comment j'aurais pu trouver du travail autrement», dit-il.
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NOTES
1. Les prénoms ont été modifiés
2. La chaire de recherche en immigration, citoyenneté et ethnicité de l'UQAM organise, dans le cadre de la semaine d'actions contre le racisme, un débat public sur la situation des travailleurs migrants temporaires, au coeur des enjeux de citoyenneté et de justice sociale. Le jeudi 22 mars, à l'UQAM. www.crieq.uqam.ca
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Les travailleurs étrangers temporaires au Québec, 2006 à 2010
Nombre total de travailleurs étrangers temporaires entrés au Québec chaque année
2006 - 20 - 243
2007 - 22 - 489
2008 - 24 - 234
2009 - 27 - 893
2010 - 30 - 307
Source: MICC
Nombre de travailleurs peu spécialisés, programme des aides familiaux résidants
2006 - 535
2007 - 671
2008 - 618
2009 - 530
2010 - 407
Nombre de travailleurs agricoles saisonniers
2006 - 3852
2007 - 4428
2008 - 5149
2009 - 5497
2010 - 5730
Autres travailleurs peu spécialisés
2006 - 115
2007 - 253
2008 - 329
2009 - 476
2010 - 567
Exploitation, travailleurs étrangers, conditions de travail, conditions de vie, abus, papiers, crainte
Agriculture and horticulture workers, Natural resources, agriculture and related production occupations - general, Labourers in food, beverage and associated products processing, Food and beverage servers, Food counter attendants, kitchen helpers and related support occupations et General farm workers
Policy analysis, Cas d’abus documentés, Current Policy et Numbers of migrant workers
Quebec et Fédéral
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