- Date
2018-04-14
- Abstract
Les journées de travail des travailleurs migrants durent entre 10 et 13 heures. Ceux-ci sont d’ailleurs constamment disponibles pour répondre aux besoins de l’employeur, explique le chercheur qui a partagé leur quotidien.
- Newspaper title
Le Devoir
- Full text
« Soudainement, la vitesse du tracteur n’est plus soutenable. Nous passons dans une partie du champ pleine de plantes, avec de nombreux concombres cachés dans les branches enchevêtrées. »
À plat ventre sur une plateforme roulant au rythme du tracteur qui la tire, les bras tendus vers le sol dans une fente, Lucio Castracani tente d’attraper tous les concombres à sa vue.
Doctorant en anthropologie à l’Université de Montréal, il s’est fait embaucher dans des fermes afin d’avoir un accès direct à l’univers des migrants agricoles. Amené par autocar depuis Montréal, le jeune homme a travaillé à leurs côtés comme journalier.
Il a effectué des tâches semblables aux hommes principalement originaires du Mexique et du Guatemala, sans arriver à la même intensité de travail, raconte-t-il toutefois.
En effet, un migrant agricole vaut presque deux hommes, s’exclame-t-il en entrevue. « On travaillait par exemple un rang de légumes ou de fruits à deux journaliers. Quand on repartait vers Montréal à la fin de l’après-midi, c’était un seul Guatémaltèque qui prenait le rang, l’effort est donc double », raconte celui qui a déposé sa thèse en décembre dernier
Des cornichons aux choux, en passant par les fraises et les melons, l’agriculture québécoise est en effet devenue dépendante de la main-d’œuvre étrangère.
Les programmes de migration agricole temporaire répondent à une pénurie persistante de main-d’œuvre, justifient les entreprises agricoles. Ces emplois sont souvent payés au salaire minimum et harassants physiquement.
Mais Lucio Castracani voulait aller plus loin que les discours des entreprises, ou que ceux des militants, et comprendre comment ces programmes « formatent un profil idéal d’ouvrier agricole », écrit-il.
Cet ouvrier agricole idéal permet une intensité de la productivité « incroyable » ou « insoutenable » par moments, a-t-il documenté, en plus d’être extrêmement flexible.
Les journées de travail durent en moyenne de 10 à 13 heures, soit parfois près du double de celles des journaliers. Ils sont en outre en constante « mise à disposition », explique le chercheur : « Les employés sont toujours disponibles. Par exemple, une journée une machine s’est cassée, et les journaliers sont retournés à Montréal. L’employeur a dit aux travailleurs migrants “si je la répare, on va reprendre”. Ils devaient donc rester sur place. »
Que le travail
Il a aussi réalisé des entrevues plus en profondeur avec certains travailleurs à d’autres occasions ainsi qu’avec des employeurs. Son constat n’est pas celui d’une grogne généralisée : « Je ne souhaite pas dénoncer une entreprise ou tomber dans l’aspect moral, je veux remettre en question les problèmes structuraux liés aux règles administratives. »
Ces contraintes, dont la grande difficulté de changer d’employeur ou de rester, font en sorte que le migrant n’est pas accueilli au Canada dans « toutes ses dimensions », mais en tant que travailleur. « On n’embauche pas la personne sociale, avec son affectivité », illustre-t-il par exemple, rappelant que la famille des travailleurs ne peut tout simplement pas venir au pays.
Ce discours du travail, et seulement du travail, est très intégré à la manière de penser des employeurs et des travailleurs à la fois. Elle est en quelque sorte ce que les migrants se racontent intérieurement pour accepter leurs conditions de vie et de travail.
Le « ils sont venus pour travailler » des employeurs, titre de sa thèse, est ainsi presque calqué par les travailleurs. « Je suis venu ici pour travailler », répètent-ils souvent, pour justifier par exemple la quasi-absence de loisirs et les longues heures de travail.
Ces « récits d’acceptation » se construisent aussi sur la virilité, le « bon père de famille », le pourvoyeur.
« Il ne s’agit pas de mettre ça sur le compte du stéréotype cliché du “macho latino”, lié à leur contexte d’origine, car c’est aussi dans les discours des autres acteurs du programme, les agences d’embauche, les fermiers ou les médias par exemple. » Ces attentes sont tellement intégrées, dit-il, qu’elles deviennent en pratique des obligations.
Entre un travailleur qui raconte par exemple se sentir « enfermé » puisqu’il ne peut pas recevoir de la visite et une personne qui rationalise en disant « au moins, je ne dépense pas mon argent », il n’y a qu’un pas.
Méthode
Fallait-il soi-même devenir journalier pour pénétrer cet univers ? Cette méthode de « participation observante », utilisée en ethnographie, devait permettre à Lucio Castracani de dépasser les événements ponctuels ou malheureux et d’accéder à la « banalité du quotidien », tout en vivant dans « son propre corps » l’expérience du travail agricole.
Deux autres chercheurs contactés par Le Devoir reconnaissent d’emblée que les obstacles sont nombreux pour parler librement — et en toute confiance — avec ces personnes migrantes.
Rappelons qu’ils vivent dans des logements fournis loués par leur employeur, le plus souvent dans une grande proximité avec les lieux directs de travail.
Auteur d’une étude de 2017 sur la question du logement, le professeur de droit à l’UQAM Martin Gallié raconte avoir vu des panneaux « interdit de passer » et même des caméras à l’entrée de logements de travailleurs. L’interdiction de recevoir des visites figure aussi parfois dans la liste des règles de vie.
Or, le comité d’éthique chargé d’évaluer son projet de recherche lui a demandé d’obtenir « l’accord de toutes les parties concernées par cette collecte de données brutes ». Il devait donc obtenir l’autorisation des employeurs avant de faire ces visites.
Le but n’était pas de « contourner » l’employeur absolument, mais la décision « entérine le fait que le simple droit de recevoir une visite n’existe pas pour les travailleurs » selon lui. Le droit à la propriété privée des employeurs « prime donc de facto » celui des employés à la vie privée et à la liberté, une situation décriée par M. Gallié.
Des obstacles également reconnus par Dalia Gesualdi-Fecteau, professeure de droit du travail à l’UQAM. « Faire de la recherche avec des personnes non syndiquées est déjà un défi, un défi d’autant plus grand avec les travailleurs migrants, qui ont l’impression de courir un risque en dévoilant leur réalité socio-professionnelle », affirme-t-elle. Elle recommande d’accompagner des partenaires qui connaissent déjà leur milieu pour calmer ces craintes.
Il faut du moins absolument éviter « la confusion des rôles entre le chercheur et l’employeur ». Une conclusion qui s’applique autant aux inspecteurs du travail qu’à ceux de l’immigration, insiste M. Gallié.
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